Personne n'éclaire la nuit

Résidence de création dans le cadre de Sénégal 20 – 21 portée par le Département de l’Isère, en partenariat avec le Musée dauphinois, la Maison de l’Image et le Département de Kédougou. Avec le soutien de la Ville de Grenoble et de l’Institut Français.

Nocturne documentaire pour une jeunesse africaine
par Christian Gattinoni,
rédacteur en chef de la revue en ligne lacritique.org

L’étrangère voyageuse qu’est Stéphanie Nelson a poussé son exploration du Sénégal jusqu’à Kédougou à 800km au sud de Dakar. Un tel voyage ne pouvait se traduire en images toutes faites résultant du prêt à voir. D’où la nécessité pour elle d’inventer sur place un autre protocole et une esthétique différentiée, portraits de groupe d’un étrange noir et gris et paysages aux couleurs sursaturées.

Comment dans une telle confrontation casser l’imagerie directement héritée du passé colonialiste? Echapper déjà aux bon sentiments cadrés sur les normes imposées du reportage. Pourquoi ne veut on jamais entendre ce délai idéologique que suppose un cliché re-porté. La stricte frontalité n’assure pas non plus franchise de la relation identitaire. Qui a déjà fait le point sur le voyage l’ayant conduit jusque là, dans ce face à face, a compris que le coût et la longueur de la transition géographique, ne sont pas garants d’objectivité. Prendre son modèle en pied ne garantit pas non plus rendre grâce à sa personne en son entièreté. D’autres opérateurs se sont couverts par l’appropriation des protocoles expérimentés dans le domaine des sciences humainement qualifiées. Si leur discours iconographe via socio et anthropo logiques promet vertu documentaire, ils restent sachants dans leur maitrise sans risque de réelle confrontation à la situation. Avec une croustillante bande son couleurs locales cela fera au pire une mono bande vidéo ou plus ambitieuse une Petite Oeuvre Multimédia. Fermer le ban.

Dans sa pratique professionnelle Stéphanie Nelson revendique comme une de ses spécialités « Scènes et plateaux ». Se rendant à Kédougou elle y réalise Personne n’éclaire la nuit . Comment dès lors ne pas vouloir considérer cette aventure comme un jeu scénographie où la photographie explore ses potentiels performatifs, quand le temps se donne pour lieu. Les plateaux, qu’ils accueillent musique ou chorégraphie, bénéficient toujours d’un éclairage hiérarchisé qui privilégie certains espaces. Toutes les scène de groupe noir et blanc bénéficient ici d’un même traitement « d’un gris de plomb profond » écrivent Yuliya Ruzhechka et Franck Philippeaux, commissaires de l’exposition du Musée Dauphinois au printemps 2021.

Entre ces sombres images organisées en diptyque un contrepoint paysager frappe par la vivacité de ses couleurs hautement saturées. Les plans larges de ces scènes urbaines restent souvent vides ou traversés par des passants vus de loin, avec lesquels il reste impossible d’échanger. La chroma intense de ces coloris semble irréelle, comme résultant d’un épisode d’accident écologique ou nucléaire. Si la première image semble relever d’un entre chien et loup chimique les autres vues reluisent d’une luminance extrême qui trahit leur aspect diurne mais dans une gamme de coloris malsains.

Par opposition, de façon positive, la matière grise de l’image des groupes pense corps et espaces selon un même traitement fusionnel, dans un faible contraste. On peut y lire l’attachement forcé de ces jeunes à ces lieux qui les contraignent, les réduisent à l’immobilisme. Sur la scène que personne ni la nuit n’éclaire ils sont réduits à ces mouvement minimaux , qu’ils choisissent sur le champ, dans leur mise en place spontanée lors de la double prise de vue. Ces synergies de groupe qu’ils revendiquent dans leur posture comme dans leur gestuelle suspendue fait suite au long dialogue avec la photographe dans sa pratique négociée de l’image.

Cet échange s’établit ensuite dans la matérialisation d’un diptyque exaltant la synergie entre la scène collective et un personnage qui se trouve focus dans le décadrage qui le surprend. On connaît depuis la lecture de Zlavoj Zizek les vertus philosophiques et esthétiques de la parallaxe. Ce léger changement d’axe de point de vue permet d’ouvrir la perspective, de susciter un autre regard. Si les multi-écrans au cinéma n’ont produit que des effets-spectacles, la puissance singulière de cette double vision décentrée réside dans le dispositif de déclenchement simultané des deux appareils. En rétablissant la puissance fictionnelle d’un hors – champ il apporte à la scène développée en format large, dans une dimension flirtant avec le panoramique, comme une vision critique où l’imaginaire se faufile.